Retour au XXe siècle, avec des documents d’époque, pour voir comment depuis les années 20, du Mont d’Arbois jusqu’aux Arcs, la nouvelle pratique des sports d’hiver a influencé l’art de vivre et l’habitat en montagne.
Le fauteuil et canapé deux places LC3 existe en version outdoor. Design : Le Corbusier, Pierre Jeanneret, Charlotte Perriand, collection Cassina I Maestri.
Au début des sports d’hiver, les hôtels et les maisons bourgeoises en montagne étaient équipés de mobilier en provenance de Paris ou de Genève. Les fermiers, les bergers et les habitants des vallées alpines possédaient du mobilier rustique, fabriqué en bois local, par les paysans eux-mêmes au cours des longs hivers. Le meuble le plus travaillé était sans doute le coffre qui servait pour la dot. La tradition imposait les codes religieux, avec des croix gravées, des rosaces et d’autres motifs décoratifs aux thèmes hérités des temps anciens. C’est dans ce vivier que les premiers architectes, qui interviennent en montagne, vont puiser leur inspiration. Dans la même période, les citadins riches et éduqués commandèrent un habitat de loisirs qui allait apporter une profonde transformation aux paysages montagnards. On vit apparaître de nouvelles formes et de nouveaux usages.
GRAND DÉCORATEUR ENSEMBLIER
En France, Emile-Jacques Ruhlmann est considéré comme l’un des plus grands décorateurs ensembliers de l’époque. Il participe à tous les grands projets de son temps : expositions internationales, décors de paquebot, aménagement et ameublement des hauts lieux de la République…. Il sollicite les meilleurs ébénistes, ferronniers d’art, sculpteurs et peintres.
Pour ses ateliers, il recrute Henry Jacques Le Même qui vient de remporter le premier prix du prestigieux concours d’ornement Rougevin, réservé aux étudiants en arts appliqués et architecture. « Cette collaboration qui dure à peine plus d’une année a été déterminante pour le jeune architecte. Il apprend le travail sur mesure, il se forme à la décoration qui est réalisée avec une extrême finesse et une très grande précision. Il découvre aussi la relation avec l’artisan. Il devient à son tour perfectionniste et garde un œil pointilleux sur chaque étape de la réalisation » explique Mélanie Manin, architecte et auteure d’une thèse sur le travail d’Henry Jacques Le Même. En 1925, il s’installe à Megève pour des raisons de santé ; ce sera le départ d’une incroyable carrière.
Bibliothèque Legend Roche Bobois est entièrement réalisée en assemblage de panneaux de chêne massif 3e catégorie, sans pièce métallique.
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DU MOBILIER SUR-MESURE INTÉGRÉ ET ÉLÉGANT
À cette époque, les architectes sont sollicités pour imaginer et concevoir des habitations, mais également pour penser leur aménagement intérieur. Les « chalets du skieur » réalisés à Megève par Henry Jacques Le Même en sont un très bel exemple.
« Le projet architectural ne s’arrête pas au toit, aux murs et au sol, mais il tient compte des espaces de vie. Les plans du chalet sont dessinés avec le mobilier qui est conçu spécialement pour cette habitation. Le mobilier et l’espace intérieur sont pensés comme un tout ; l’un sert à l’autre et inversement »
Mélanie Manin.
Inspirés des grandes fermes de montagne construites en bois, les chalets du skieur étaient livrés « clés en mains » dirions nous aujourd’hui. En pensant le mobilier, il privilégie la fonction, le confort et la question esthétique était pour lui évidente : le meuble devait être élégant. Le mobilier est intégré, conçu pour optimiser l’espace. Dans les petits surfaces comme les chambres, le meuble a une double fonction : la tête de lit se retourne et crée un petit bureau. Les placards sont intégrés ; ce qui donne de l’épaisseur au mur et l’isole phoniquement.
“Le bois : une matière merveilleuse, légère et durable, isolante, facile à travailler, aux aspects multiples pouvant aller de la rudesse à la somptuosité, mais toujours belle à regarder, agréable à toucher, chaude au cœur, rassurante à l’âme Henry Jacques Le Même.”
DES PIÈCES UNIQUES
Les années 20 marquent le début des grands chantiers de construction de paquebots. Les décorateurs sont appelés pour habiller les intérieurs. On optimise l’espace, on travaille les matériaux nobles. Henry Jacques Le Même (et bien d’autres) sera influencé par tous ces grands travaux. Connu pour son architecture innovante dans les Alpes, à travers les « chalets du skieur » à Megève et les sanatoriums à Passy (en collaboration avec l’architecte Pol Abraham), il conçoit en 1937 le Palais du Bois à l’occasion de l’Exposition Internationale.
L’objectif est de promouvoir le bois comme matériau de construction en France car bien moins utilisé que le béton, le fer ou la pierre. Dans ses notes, il parle du bois comme « d’une matière merveilleuse, légère et durable, isolante, facile à travailler, aux aspects multiples pouvant aller de la rudesse à la somptuosité, mais toujours belle à regarder, agréable à toucher, chaude au cœur, rassurante à l’âme ».
Fort de cette conviction, il remporte un véritable succès et devient le spécialiste de la construction bois en France. Il inspira un grand nombre d’entrepreneurs et d’architectes. René Faublée, son assistant, s’installa plus tard à Morzine et il y réalisa des chalets et des hôtels, dont l’architecture est inspirée de celle du maître. Les 140 chalets, conçus à Megève par Henry Jacques.
Le Même, possédaient tous des pièces uniques dont la plupart ont malheureusement disparu. Il est possible d’en trouver lors de ventes aux enchères, auprès de collections privées ou dans des galeries spécialisées. Les ensembliers remplacés par les architectes d’intérieur Le plus célèbre des ensembliers d’après guerre, Jean Royère était connu en France et à l’étranger pour ses meubles aux formes arrondies et joyeux, prisés de clients fortunés. Il a dessiné entre autres des tables en bois au plateau en forme de lac (comme la table Semelle datant de 1935). Dans les années 40, ses fauteuils et canapés « Ours polaire » se vendent sur mesure pour des demeures bourgeoises, des palaces, des hôtels et des chalets.
Au musée des Arts Déco à Paris, on peut admirer un dessin de Jean Royère, au crayon et gouache, intitulé « Hall d’un chalet à Megève » (1953-56). On reconnaît le langage du biomorphisme, des œuvres aux formes végétales animales ou humaines, on dirait aujourd’hui « organiques ». Ses canapés bas rembourrés de mousse, ses tables basses à la forme d’un lac sont « jugés à l’époque acceptables dans des lieux de vacances pour une clientèle jeune ». À cette époque en France (contrairement aux Etats-Unis), la population considérait le design moderne avec une certaine défiance. L’influence de Jean Royère et des ensembliers est peu à peu remplacée par celle des architectes d’intérieur, profession qui émerge dans les années cinquante.
« Nous dessinions du mobilier fixe conçu pour être placé au juste endroit, précisément comme les meubles passe-plats entre le coin cuisine et l’espace repas. Nous calculions le rangement suffisant et nécessaire pour caser vêtements et matériel de ski. Notre objectif était que ce soit fonctionnel, pratique pour les utilisateurs et agréable à l’œil. Ce n’est pas parce que c’était simple que c’était simpliste ».
LA FORME ET L’USAGE POUR LE PLUS GRAND NOMBRE
Jean Prouvé, comme Charlotte Perriand, ont eu une approche qui les distingua également. Tous deux font partie de l’Union des Artistes Modernes qui rassemble l’élite des créateurs en architecture et en arts appliqués. Ce collectif cherche à inventer de nouvelles formes, dans des matériaux innovants issus de l’industrie. Il rejette l’ornement et préconise un art social dont le but est d’apporter le confort pratique au plus grand nombre. La forme doit résulter d’une adaptation parfaite à son usage. Jean Prouvé, ferronnier de formation, se distingue par sa technique de la tôle pliée qu’il préfère au tube d’acier. Son mobilier associe le métal et le bois. La plupart du mobilier fabriqué en série par Les Ateliers Jean Prouvé est destinée aux programmes sociaux, dans le domaine scolaire et universitaire d’après-guerre. Il recherchait sans cesse de nouvelles techniques industrielles dans le but de réduire les coûts pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Sa première commande, dans les Alpes, sera du mobilier métallique destiné aux sanatoriums du plateau d’Assy, construits par Pol Abraham et Henry Jacques Le Même. Il a équipé Guébriant en 1930 et Martel de Janville en 1934 avec des lits, des bureaux, des chaises, des tables de nuit… Beaucoup plus tard, il intègre l’équipe, chargée de construire les Arcs.
PIONNIÈRE DE LA MODERNITÉ
Charlotte Perriand, l’une des fondatrices de l’architecture d’intérieur moderne, compte parmi les pionniers du design. Pendant toute sa vie, elle a cherché à concevoir et penser un habitat simple et adapté à l’homme. Durant dix années (1927 1937), elle sera associée à Le Corbusier et Pierre Jeanneret pour l’aménagement intérieur, le mobilier et l’équipement de l’habitation. Très influencée par l’habitat traditionnel japonais, elle effectue des recherches sur l’habitation minimum. Ses espaces concilient modernisme et rationalisme. En concevant le mobilier, elle pensait d’abord aux usagers. Cette femme de caractère est très en avance sur son temps. De père savoyard, Charlotte Perriand avait une vraie passion pour la montagne qu’elle aimait parcourir en toutes saisons. En 1938, elle aménage l’annexe d’un hôtel à Saint-Nicolas de Véroce en Haute Savoie. En 1946-48, elle est chargée de l’architecture intérieure des premiers bâtiments de Méribel. À cette période, elle crée avec Pierre Jeanneret du mobilier économique en bois. Elle revisite l’emblématique tabouret du berger, utilisé pour la traite des vaches dans les alpages. Ce meuble/accessoire est un exemple de sobriété, si chère à Charlotte Perriand. En 1963, elle imagine encore le tabouret Méribel, plus haut avec des piètements géométriques en harmonie avec l’architecture intérieure de son chalet.
UNE CRÉATIVITÉ SIMPLE, MAIS PAS SIMPLISTE
Dès 1967, Charlotte Perriand rejoint les architectes de l’Atelier d’Architecture en Montagne chargés de concevoir la station intégrée des Arcs, créée pour le plus grand nombre. Passionnée, elle y consacre 20 ans de sa vie. Elle est partie prenante de tous les projets y compris l’urbanisme. Guy Rey-Millet, architecte au sein de l’Atelier d’Architecture en Montagne, se souvient : « Nous dessinions du mobilier fixe conçu pour être placé au juste endroit, précisément comme les meubles passe-plats entre le coin cuisine et l’espace repas. Nous calculions le rangement suffisant et nécessaire pour caser vêtements et matériel de ski. Notre objectif était que ce soit fonctionnel, pratique pour les utilisateurs et agréable à l’œil. Ce n’est pas parce que c’était simple que c’était simpliste ». Sans faire l’impasse sur le confort, Charlotte Perriand crée à l’essentiel. Elle cherche à réconcilier l’homme avec la nature. Ses intérieurs étaient indissociables de l’extérieur.
Quel est le point commun entre tous ces architectes qui ont œuvré en montagne ?
Ils sont créateurs avant tout d’un nouvel art de vivre, symbolisé par un mobilier conçu pour traverser le temps et les modes, avec des lignes pures, sans fioriture. Du mobilier simple et fonctionnel dont les pièces les plus recherchées sont sans aucun doute celles de Charlotte Perriand. Il est plus difficile de mettre la main sur des pièces uniques signées Henry Jacques Le Même. Le temps et les modes ayant contribué à la disparition d’un grand nombre d’entre elles.
LE BAUHAUS, UNE ÉCOLE RÉVOLUTIONNAIRE
Après la Première Guerre mondiale, l’école du Bauhaus est créée en Allemagne, dirigée par Walter Gropius artiste et intellectuel pluridisciplinaire. Elle est considérée comme l’école d’arts appliqués, fondatrice d’un mouvement qui allait former une génération exceptionnelle de visionnaires révolutionnaires : les architectes et designers Marcel Breuer, Ludwig Mies van der Rohe, Hannes Meyer, Johannes Itten… L’école souhaitait former à la fois des designers, des artistes et des artisans, encouragés à expérimenter les possibilités offertes par les différents matériaux et leurs limites sans cesse repoussées par le développement du savoir-faire industriel. La création de mobilier n’a jamais connu une telle évolution. Les étudiants apprennent la nécessité de créer des formes élémentaires et de s’orienter vers une nouvelle esthétique adaptée à la production de masse. La volonté de Walter Gropius était de réaliser « un design industriel ». L’utilisation de l’acier tubulaire dans le design par Marcel Breuer (qui imagina plus tard la station de Flaine) créa une véritable révolution dans les esprits. Ce sont les débuts de la fabrication en série. « La simplicité dans la multiplicité » selon Walter Gropius.
D’HENRY JACQUES LE MÊME, CHARLOTTE PERRIAND, JEAN PROUVÉ, JEAN ROYÈRE
• Quelques pièces du mobilier d’Henry Jacques Le Même son exposées au Musée des Années Trente, à Boulogne Billancourt.
Dans sa maison-atelier à Megève (inscrite à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques), il avait pris soin de tout dessiner. Cette maison appartient à un particulier et ne peut être visitée.
SUR LE SITE
www.boulognebillancourt.com, on peut feuilleter en ligne des albums de dessins originaux et des albums d’intérieur de Jacques-Emile Ruhlmann.
• Galerie Patrick Seguin, www.patrickseguin.com
À LIRE
« Charlotte Perriand. Créer en montagne » de Claire Grangé, collection Portrait édité par le Caue74.
TEXTE PATRICIA PARQUET. ILLUSTRATION JOSÉPHINE ONTENIENTE. PHOTOS STUDIO BERGOËND